MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



lundi 1 avril 2024

L'ÉGLISE EST FÉMININE

L’Église est féminine.

1. Plein de saintes!

2. Moniales depuis des siècles

3. Surtout pas des potiches!

4. Mépris envers soi-même



Plein de Saintes!


Des femmes furent les premiers témoins
de la Résurrection du Christ.
Par Giuliano Amidei (c. 1470)

Récemment, quelqu’un me disait avec grande assurance qu’il n’y a pas de saintes dans l’Église. Holà! Il y en a déjà plein du côté des saintes officiellement reconnues et canonisées. Il est facile d’en trouver plusieurs en chaque siècle qui se sont écoulés depuis Jésus. Que serait l’Église sans Marie mère de Dieu, sans les femmes premières témoins du Ressuscité, sans Priscille, Félicité ou Théodora, sans Pétronille de Chemillé, Jeanne d'Arc, Hildegarde von Bingen, Jeanne Mance ou Édith Stein, sans Alphonsa Anna Muttathupadam, Kateri Tekakwitha, Catherine Labouré, Rose de Lima, Teresa de Calcutta ou Joséphine Bakhita et d’innombrables autres? Et non, ces femmes n’étaient pas toutes des religieuses consacrées : certaines étaient mariées.
Voir: Antoine Ouellette: HILDEGARDE VON BINGEN. SAINTE ET MUSICIENNE. (antoine-ouellette.blogspot.com)

«Pas de saintes» : quelle ignorance! Ou quel aveuglement, quelle mauvaise foi… Comment souvent, l’Église est critiquée à tort et à travers sur la base de préjugés. Il faudrait prendre conscience du fait que l’Église compte aujourd’hui environ 640 000 femmes consacrées, pour 460 000 hommes consacrés : il y a donc 50% de plus de femmes consacrées!

Que seraient nos paroisses sans ces femmes qui s’y impliquent et, souvent, célèbrent l’Eucharistie plus nombreuses que les hommes? Des femmes sont agentes de pastorale, théologiennes, marguillères, administratrices, chantres et organistes liturgiques, lectrices liturgiques, servantes de messe, bénévoles dans divers organismes d'Église, priantes et méditantes, etc., etc., etc.
C'est pourquoi j'ai composé une messe féminine, Missa feminina (opus 60, pour choeur féminin et piano) afin de leur rendre hommage.

«Mais Antoine, Père, Fils et Esprit Saint, c'est machiste!»: je rappelle que dans la langue de Jésus, l'Esprit est féminin. «Église» est féminin. 

 

Moniales depuis des siècles


Sainte Joséphine Bakhita (1869-1947)
Joséphine Bakhita — Wikipédia (wikipedia.org)

En Occident, le Bouddhisme semble être devenu une «religion teflon» sur laquelle rien ne colle! Mais prenons un exemple à titre de comparaison. L’Église se fait fustiger pour la place qu’elle donne aux femmes. Personne ne formule une telle accusation à l’égard du Bouddhisme, et pourtant les femmes y occupent une place nettement inférieure aux hommes. Il aura ainsi fallu attendre 2013 pour qu’une première femme puisse se faire moniale bouddhiste en Thaïlande.
https://www.scienceshumaines.com/le-bouddhisme-une-religion-tolerante_fr_12908.html


Qu’en est-il du côté du «misogyne» et «patriarcal» Christianisme? Il y a des femmes moines, des moniales, depuis le IIIe siècle, peut-être même plus tôt encore. Si saint Benoît de Nursie (c.480 – 545) passe pour être le père des moines d’Occident, il faut savoir que sa sœur jumelle, Scholastique (480-547), a fondé le premier monastère féminin ayant adopté la Règle de saint Benoît (il est loin d’être impossible qu’elle ait collaboré à sa conception et à sa rédaction). Elle est une sainte dûment reconnue!

https://fr.wikipedia.org/wiki/Scholastique_de_Nursie

Saint François d’Assise a fondé l’Ordre des frères mineurs en 1210 (les Franciscains). Il faut savoir que Claire, son amie et disciple, en a fondé le pendant féminin, l’Ordre des Pauvres Dames (les Clarisses) dès 1212. Elle fut déclarée sainte le 26 septembre 1255.


L'Abbaye de Fontevraud et ses environs vers 1699.
Cette abbaye prestigieuse a toujours été dirigée
par des femmes.


Les monastères chrétiens féminins ont toujours été dirigés par des femmes. Dans les monastères féminins où l'on chante le Grégorien, ce sont bien évidemment les femmes moniales qui le chantent: elles n'invitent pas un groupe de gars pour venir le chanter à leur place! Les monastères féminins dépendent, en partie, de l’évêque de la région où ils sont implantés et certaines Abbesses ont eu maille à partir avec de ces évêques; mais la chose est tout aussi vraie pour les monastères masculins.

Il y a même eu des femmes qui ont dirigé des monastères doubles, avec une aile pour les moniales et une autre pour les moines : ce fut le cas d’Hildegarde von Bingen, sainte Hildegarde, au XIIe siècle. Comme aussi Pétronille de Chemillé. Tenez-vous bien! Belle et intelligente, elle s’est mariée deux fois. Après le décès de son deuxième mari en 1111, elle décide de se faire religieuse. En 1101, Robert d’Arbrissel avait fondé l’abbaye de Fontevraud, un monastère double qui accueillait femmes et hommes «priant ensemble et sous la direction d'une seule personne, mais vivant et travaillant dans deux cloîtres séparés».

Robert dirigea ce monastère pendant quelques années, puis il décida de repartir en mission itinérante pour propager l’Évangile. Aussi surprenant que cela puisse nous sembler, Robert a tenu à ce qu’une femme lui succède. Ce fut tout d’abord Hersende de Champagne, puis Pétronille de Chemillé. Pétronille dirigea donc ce monastère double appelé à devenir prestigieux. En 1142, elle quitte ses fonctions pour fonder l'Abbaye de Boulaur où vit toujours une communauté d’une vingtaine de moniales. Elle décédera en 1149. Jusqu’à la Révolution, l’abbaye de Fontevraud sera toujours dirigée par une femme : pas moins de trente-six femmes se sont succédé à ce poste. Mais en 1792, les lieux furent vandalisés, par des hommes laïcs des Lumières (!), la centaine de religieuses dispersée par la force et, en 1804, Napoléon transforma l’abbaye en prison - belle évolution spirituelle d’un empereur qui rétablira l’esclavagisme… Les gars, grrr, vous m’agacez!

Surtout pas des potiches!

Femme mariée, Priscille fut
une proche collaboratrice
de saint Paul.
Dessin par Harold Copping. 


«Oui mais Antoine, ces femmes se sont inclinées devant les hommes d’Église et se sont mises à leur service!». Parmi la multitude de saintes se trouvent bon nombre de femmes de pouvoir et de femmes au fort tempérament. Ces femmes ne sont pas des potiches!

Voici Adélaïde de Bourgogne. Née vers 931, elle fut reine de Germanie puis impératrice du Saint-Empire. On oublie souvent qu’en l’antiquité chrétienne et au Moyen âge, impératrices et reines étaient, tout comme leurs pendants masculins, de véritables politiciennes qui dirigeaient l’État dont elles avaient la charge : rien à voir avec leur rôle protocolaire dans l’actuelle monarchie britannique. Adélaïde a donc réellement dirigé son empire, en devant se colletailler à l’occasion avec des hommes qui voulaient prendre sa place. L’un d’eux, Béranger II, l’a fait rouer de coups et jeter en prison! Mais même au fond de son cachot, elle lui tint tête et reprendra ses fonctions. Naviguant entre des rivalités de famille, Adélaïde dirigea de main de fer mais avec un constant souci de justice et de charité, à la grande satisfaction de ses sujets. Sa devise de femme d’État provenait du Psaume 66 : «Tu gouvernes les peuples avec droiture». À la fin de sa vie, elle s’est retirée au monastère double de Seltz qu’elle avait fondé. Décédée en 999, elle sera canonisée en 1097. La fête liturgique de sainte Adélaïde est le 16 décembre, et elle est invoquée pour résoudre les problèmes familiaux.


Sainte Catherine de Sienne,
par Andrea Vanni, c.1400


Des nunuches, ces femmes?! Au XIVe siècle, alors que prélats, cardinaux et papes faisaient bombance au Palais d’Avignon, une voix forte dénonça – lisez bien cela : «L’égoïsme a empoisonné tout le monde et le corps mystique de l’Église. L’ivraie fétide a poussé dans le jardin de l’épouse du Christ. Vous êtes pingres, cupides, avares! Dans votre vanité débridée, vous bavardez et vous ne visez qu’au bien-être. Ce que le Christ a acquis au bois de la croix, vous le gaspillez avec des putains! [Vous, les clercs], vous n’êtes pas des fleurs odorantes, mais une puanteur qui empeste tout l’univers! Vous devriez être des anges sur Terre, mais vous êtes devenus des démons!»
Jouissif, n’est-ce pas?! Cette voix était celle de Catherine de Sienne, décédée trop tôt d’anorexie à l’âge de 33 ans en 1380. Avait-elle été emprisonnée pour de tels propos? Pas du tout. Torturée par l’Inquisition? Pantoute! Les clercs savaient fort bien en leur cœur qu’elle disait vrai. Catherine sera canonisée en 1461, déclarée docteure de l’Église en 1970 et faite l’une des saintes patronnes de l’Europe en 1999. Des honneurs. Qu’elle aurait vomis! Car si on l’a écouté, on n’a pas changé, pas plus que l’on n’avait changé suite aux exhortations de saint François d’Assise deux siècles plus tôt. Les mêmes hauts clercs de l’Église allaient s’entourer d’un luxe encore plus grand à la Renaissance.
Voir : Sainte Catherine de Sienne, citée dans : Christian Feldmann : Les rebelles de Dieu. Montréal : Éditions Paulines, 1987. Ses propos cités sont aux pages 45 et 68.

 

Mépris envers soi-même


Sainte Édith Stein, 1920

Répéter à satiété que les femmes n’ont pas de place dans l’Église revient à ignorer, peut-être même à mépriser toutes ces femmes et leurs œuvres. C’est aussi mépriser l’Église. C’est généraliser à partir de déviances plus ou moins locales envers les femmes.

Le fait que les femmes ne peuvent être ordonnées prêtres est l’arbre qui, malheureusement, cache la forêt. Pourtant, aucune, aucune des femmes mentionnées précédemment n’a exigé de devenir prêtre, pas même la plus puissantes des saintes reines, pas même Édith Stein qui, Juive de naissance, intellectuelle de haut vol et assistante du philosophe Husserl, fut une féministe radicale avant sa conversion.

Cela n'a pourtant jamais empêché des femmes d'œuvrer en Église et d'inspirer celle-ci. Décédée de la tuberculose à 24 ans en 1897, Thérèse de Lisieux est l'autrice du livre Histoire d’une âme qui, publié après son décès, a été imprimé depuis à plus de 500 millions d’exemplaires: quel rayonnement! «La nouveauté de sa spiritualité, appelée théologie de la «petite voie», de l'enfance spirituelle, a inspiré nombre de croyants. Elle propose de rechercher la sainteté, non dans les grandes actions, mais dans les actes du quotidien même les plus insignifiants, à condition de les accomplir pour l'amour de Dieu». Pour ses écrits, sainte Thérèse sera proclamée Docteure de l’Église en 1997.   https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9r%C3%A8se_de_Lisieux

Ces femmes auraient-elles compris quelque chose que nous n’avons pas compris ou que nous avons oublié? Le Pape François a raison de souhaiter une place «plus incisive» pour les femmes dans l’Église, mais les oreilles me cillent lorsque j’entends des féministes catholiques exiger d’«exercer le pouvoir» dans l’Église – l’idée de l’Église comme lieu de pouvoir et, du coup, de luttes de pouvoir s’est discréditée à de nombreuses reprises au cours de l’histoire ecclésiale, et l’Église n’a jamais été autant héroïque et inspirante qu’aux temps où elle avait peu ou pas de pouvoir. 

Châsse de sainte Claire d'Assise dans la basilique
qui lui est dédiée à Assise.


Plutôt que de cabotiner à écrire «Dieue», il serait bien de se rappeler la contribution des femmes depuis le Christ; il serait bon de nous ouvrir les yeux sur le dévouement de femmes dans l’Église aujourd’hui. Et de prendre acte d’un fait étonnant et inattendu : aucune grande religion n’a donné autant de place aux femmes, depuis si longtemps. C’est tout sauf un hasard que les droits des femmes se soient développés en premier lieu dans des pays chrétiens. «Mais Antoine, l’Église est contre l’avortement!» : n’oubliez pas qu’il y a des femmes pro-vie, dont l’une est juge à la Cour suprême des États-Unis… En février 2023, quatre femmes de renom ont démissionné du Chemin synodal allemand pour protester contre sa dérive pseudo-progressiste. https://omnesmag.com/fr/nouvelles/quatre-femmes-quittent-le-synodal-path/
Je signale qu’un des évêques «progressistes» responsable de cette dérive allemande a depuis dû démissionner en raison, eh oui, d’un scandale sexuel. Ce «progressisme» est de l’hypocrisie pure et simple, et de la volonté de pouvoir – à fuir! http://www.belgicatho.be/archive/2023/03/26/demission-d-un-eveque-allemand-figure-de-proue-du-chemin-syn-6435121.html

Sainte Thérèse de Lisieux
à 15 ans

Dans un autre registre, l’accusation de misogynie colle à l’Église, alors même que de nouvelles idéologies christianophobes participent à l’invisibilisation des femmes. Voir par exemple en France : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/quand-nous-toutes-exclut-les-femmes  Dans cette lettre ouverte, plus de 400 femmes ont dénoncé cette situation : «Il nous est devenu impossible de parler des problèmes sexo-spécifiques sans être cataloguées de «transphobes». Il nous est devenu impossible de parler de précarité menstruelle, de violences gynécologiques et obstétricales, d’excision, de mariage forcé, de droit à l’avortement, de néonaticide fondé sur le sexe, de déportation et de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, de clitoris ou encore de cancer du sein, et ce, au sein même des mouvements censés lutter pour rendre visible ces violences machistes et les condamner. Cette situation absurde doit cesser». En effet... 


*        *        *

C'est une sainte et non un saint
qui est patron(ne) des musiciens:
sainte Cécile de Rome.
Toile de Guido Reni, 1606


L'Église catholique n'est pas féministe (du moins, pas au sens que le XXe siècle a donné à ce mot), mais elle est beaucoup plus féminine qu'on le pense et le dit souvent. Une partie du Moyen âge occidental s'était déroulée sous les lois celtes qui tendaient vers l'égalité entre hommes et femmes. Les lois d'inspiration romaine se sont ensuite peu à peu imposées jusqu'à devenir la norme à la Renaissance, et ces lois ont effectivement marqué un recul pour les femmes. Mais cette situation ne pouvait pas durer éternellement...

Cela dit, il est bon de se rappeler ce qu'est l'Église. Elle est d'abord et avant tout une communauté de foi et de prière, non une organisation politique temporelle. Elle n'est pas non plus une organisation caritative: ses œuvres caritatives découlent de la foi dont elles sont une expression. Mais sans cette foi première, les œuvres caritatives de l'Église ne seraient qu'utiles... jusqu'à ce que les sociétés n'aient plus besoin d'elles.

Je ne crois vraiment pas qu'il serait bien que l'Église se conjugue en «...-iste»: féministe, écologiste, altermondialiste, socialiste, etc. Elle est trop diversifiée pour gagner à se réduire ainsi - car oui, l'Église est une institution très diversifiée, la plus diversifiée qui soit, au point que son unité à travers les siècles tient du miracle, et d'un miracle qui ne suffit pas toujours entièrement. Mais si la foi s'estompe, les divers «...-ismes» nous séduiront, trompeusement. Les «...-ismes» progressent lorsque la foi régresse. Je veille à ne pas prendre des vessies pour des lanternes. 


Source des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US)

vendredi 1 mars 2024

TERRES ET CIELS. POUR PIANO (OPUS 64). Partie 2.

Terres et ciels 

Pèlerinage en huit doubles-pièces dans les huit modes grégoriens
Pour piano solo
Opus 64

Durée totale : c.60 minutes.

La partition éditée est disponible au Centre de musique canadienne :
2150 rue Crescent, Montréal (Québec) H3G 2B8
Téléphone: 514-866-3477
Atelier pour les partitions:  atelier@cmccanada.org
 

Deuxième partie : 

Dans la partition.


Dans l'article précédent, je présentais les sources de mon œuvre pianistique Terres et ciels. Dans ce deuxième article, je plonge dans la partition elle-même.

Je commence avec un court résumé de l’article précédent :

Chaque double-pièce de Terres et ciel est une 
planète, une Terre, avec son ciel propre. 
Image: une exo-planète de type Terre.
Dessin de la Nasa (Domaine public)


Terres et ciels
est un cycle de huit doubles-pièces pour piano d’une durée de 60 minutes, la plus vaste œuvre instrumentale que j’ai composée à ce jour. Chaque double-pièce est entièrement composée dans un des huit modes du chant grégorien : les huit doubles-pièces exploitent donc tous les modes grégoriens. Du coup, Terres et ciels est radicalement modale et fondée sur les notes employées en grégorien à l’exception des autres, soit : La, Si bémol, Si naturel, Do, Ré, Mi, Fa et Sol. Aucun chromatisme, aucune modulation, mais des rythmes très variés avec une harmonie par résonance (via la pédale du piano). Dans l’esprit de pure mélodie qu’est la musique grégorienne, Terres et ciels renonce au contrepoint, du moins au contrepoint traditionnel.
Ainsi, chaque double-pièce est une Terre de par son mode unique, une Terre possédant son ciel de par son dôme harmonique unique.
 
Chacune des huit double-pièce se divise en deux parties enchaînées :
Prélude. Il est proche de l’improvisation et joue sur des éléments caractéristiques du mode.
Chant. Il se base sur une mélodie grégorienne de même mode, sans en être une sorte d’«arrangement» - il s’agit de sertissage, de relecture poétique.

L'exoplanète HD188753 Ab.
Dessin de la Nasa (Domaine public)


Ces huit doubles-pièces sont organisées en deux «cercles» qui, tous deux, montent d’un mode de Ré vers un mode de Mi puis un mode de Fa pour se clore sur un mode de Sol. Les deux cercles offrent cependant des modes différents pour chaque note modale (Ré, Mi, Fa, Sol), soit le mode authente (dont les motifs-types tendent vers l’aigu) ou le mode plagal (dont les motifs-types sont plutôt centrés sur la note modale et exploitent un registre plus grave).
Il est possible de ne jouer qu’une seule double-pièce extraite du cycle. Il est aussi possible de ne jouer qu’un des deux cercles, mais l’œuvre dans son entier fait entendre une progression musicale, sonore et spirituelle, comme un pèlerinage. Ainsi, la pièce la plus dépouillée et la #5; les pièces #6 et #7 sont les plus flamboyantes et sonores – la pièce 7 est une amplification euphorique du «swing grégorien» fait d’alternances de groupes binaires et de groupes ternaires.
Au final, Terres et ciels est la synthèse poétique de mon expérience de longue date avec cette musique exceptionnelle qu’est le Grégorien.
 
Cela posé, voici une petite visite guidée de l’œuvre.
 

Premier Cercle [Durée : c. 31’40]
 
1. Persévérance. En Ré authente (Mode I). Durée : c. 7’50

La persévérance des herbes
contre l'asphalte!

Dépouillé mais intense, le Prélude donne le ton d’emblée : écriture «psaltérion», harmonie par résonance (la pédale est tenue pour tout le Prélude et encore pour le Chant qui suivra), liberté rythmique (pas de barres de mesure, tempo flexible), sonorités modales. Qui m’aime me suive : Persévérance! Ce Prélude est atomisé, sans mélodie soutenue, mais avec des tierces mineures oscillantes qui peuvent sembler un peu oppressantes.
Le Chant est de forme A-B-A. La mélodie grégorienne, rythmée par mes soins, est ponctuée de notes éparses dans divers registres de l’instrument, pour en souligner l’intensité intériorisée. La section centrale est un peu plus rapide, sous la forme d’une psalmodie. À la reprise de la grande mélodie s’ajoutent des notes aigues «comme des étoiles», elles aussi éparses. Le piano résonne donc sur tout son ambitus. Si pour l’auditeur l’effet est méditatif, c’est un peu acrobatique pour le pianiste qui dont les mains s’enjambent très souvent : du pur plaisir à jouer! Le Chant se termine avec la quinte La-Mi : toutes les pièces dans les modes de Ré et dans les modes de Fa feront ainsi.


Terres et ciels
. Extrait de 1) Persévérance. Chant avec notes aigues «comme des étoiles»
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
2. Résilience. En Mi plagal (Mode IV). Durée : c. 5’

Et l'Arbre vit malgré ses blessures...
Gabriel Lory (1784-1846)


Les deux modes de Mi possèdent un élément très particulier lui conférant une couleur rare : la note Fa y est importante, Fa naturel. Le Prélude est paradoxal : il donne une impression d’instabilité, voire d’inquiétude alors que, pourtant, la note Mi est y souvent répétée – ces notes répétées sont caractéristiques de la musique des instruments de type psaltérion. Le tempo semble ne jamais pouvoir se fixer de manière définitive.
Le Chant est plus affirmé, comme une résolution : la résilience. Il exploite l’extraordinaire irrégularité rythmique des mélodies grégoriennes qui alternent les groupes binaires et ternaires. Il n’y a que deux doubles-pièces dans Terres et ciels pour lesquelles j’ai mesuré la musique, dont ce Chant, non pas parce que ces sections sont régulières mais, au contraire, parce qu’elles sont tellement irrégulières que, sans mesures, elles seraient trop difficiles à jouer. Les mesures changent constamment et sont plutôt inusitées. En passant, les choristes de mon chœur Grégoria ne le savent pas, mais ils chantent des rythmes semblables, et sans trop de difficulté! Ce Chant comporte quelques explosions sonores et, pour l’une des rares fois du cycle, il fait entendre quelques accords – en fait, toujours le même accord Ré-Fa-La-Do qui se résout sur la quinte Mi-Si.


Terres et ciels. Extrait de 2) Résilience: le Chant est l'un des rares moments de l'œuvre
à être mesuré, pour des raisons de commodité. Les chantres qui font du chant grégorien
ne le savent pas nécessairement, mais ils chantent souvent des rythmes aussi complexes! 
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
3. Gratitude. En Fa authente (Mode V). Durée : c. 9’30

Cette double-pièce est vraiment une action de grâces! C’est la «pièce tendre» du Premier Cercle. Sur la note Do aigue qui tinte comme une cloche, la main gauche joue une mélodie qui me semble d’esprit celtique – après tout, une partie de ma famille est irlandaise. Suit une section plus volubile avec des arabesques monodiques. Un Si bémol signale le retour de la mélodie initiale, ornementée de mordants (petites notes). Malgré le tempo lent, je crois que ce Prélude pourrait très bien se danser!
Le Chant est d’une sérénité totale, très lent, très doux (dynamique piano maintenue du début à la fin). Il s'agit d'un «traitement paradoxal» puisque la mélodie grégorienne est ici celle d'un Gloria, prière que l'on met habituellement en musique de manière éclatante. Un cycle harmonique ponctue la mélodie et il revient sans cesse peu importe où en est cette mélodie, ce qui crée quelques jolies harmonies plus ou moins inattendues. Je signale que les deux modes de Fa (authente et plagal) sont les modes grégoriens qui semblent le plus proche de la musique tonale, mis à part la mobilité de la note Si (qui peut y être tantôt naturel et tantôt bémol). Cette proximité avec la musique tonale est assez marquée dans la célèbre Missa de Angelis grégorienne (la Messe des Anges) dont provient le présent Chant.


Terres et ciels. Extrait de 3) Gratitude. Du Prélude, une mélodie de type celtique (une partie
de ma famille est Irlandaise!) sous les Do de la main droite qui tintent comme une cloche.
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
4. Confiance. En Sol plagal (Mode VIII). Durée : c. 9’20

Les deux modes de Sol (authente et plagal) utilisent peu la note Si, et mettent plutôt l’accent sur La et Do : contrairement aux modes de Fa, les modes de Sol ne sonnent pas proches d’une tonalité majeure. Le Prélude s’ouvre sur une courte mélodie joyeuse qui mène à des carillons semi-improvisés : la durée de ces carillons est donnée en secondes. Bien qu’il fasse entendre l’accord Ré-Fa-La-Do (comme dans le Chant de Résilience), ce Prélude est essentiellement fondé sur des harmonies de quintes redoublées comme, par exemple, Ré-La-Mi et Sol-Ré-La du deuxième système. Le Prélude se termine avec une version vive de la mélodie initiale et des carillons exubérants «un peu fous».
Le Chant se fonde sur une hymne (en Grégorien, hymne est un mot féminin). À l’origine, les hymnes sont des chants d’assemblée et non de monastères, d’où des mélodies plus simples et «accrocheuses». Cette mélodie est répétée sur des strophes de texte différent. J’ai utilisé six strophes d’une hymne pascale peu connue. J’ai regroupé ces strophes par paires. Entre les strophes 1-2 et 3-4, de même qu’entre les strophes 3-4 et 5-6, j’ai intercalé un «trope» (un «commentaire) qui développe en arabesques vives les harmonies de quintes redoublées du Prélude.


Terres et ciels. Extrait de 4) Confiance. Le début des carillons semi-improvisés du Prélude. 
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
 
Deuxième Cercle [Durée : c. 28’10]
 
5. Repentir. En Ré plagal (Mode II). Durée : c. 6’20

La pénitente. Pietro Rotari, c. 1750

La pièce la plus dépouillée, la plus «austère» du cycle, la plus facile à jouer aussi – du moins, pour les notes (pour l’interprétation, c’est peut-être autre chose…). C’est aussi celle où Prélude et Chant sont les plus imbriqués l’un à l’autre, à tel point que le passage se remarque à peine.
Le Prélude fait entendre quatre phrases mélodiques dénudées : à la première et à la troisième répondent deux accords consolateurs; à la deuxième et à la quatrième, une musique atomisée où les notes éparses sont enveloppées de silence (et de résonance). Que les oreilles ne s’y trompent pas : il n’y aucune reprise textuelle dans ce Prélude minimaliste.
Le Chant fait entendre les trois strophes d’un Agnus Dei dans le registre grave soutenues par des notes plus profondes encore. La première et la troisième strophes se font répondre par trois accords consolateurs (ajout d’un accord par rapport au Prélude); la seconde strophe mène à la musique atomisée. Là encore et contrairement aux apparences, il n’y a aucune répétition textuelle : dans une musique aussi sobre, une légère variante peut prendre des proportions sonores déstabilisantes…
Le repentir n’est guère populaire aujourd’hui où l’on cherche plutôt à se justifier, à se déculpabiliser en culpabilisant autrui à outrance. Cette pièce peut donc être considérée comme un geste purificateur : le repentir est le vif regret d’une faute accompagnée d’un désir sincère de réparation.



Terres et ciels. Extrait de 5) Repentir. La plus dépouillée des doubles-pièces du cycle.
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN



 6. Miséricorde. En Mi authente (Mode III). Durée : c. 8’45

Le père qui pardonne à son fils
prodigue. Par Rembrandt, 1668.

Après la sobriété cistercienne de Repentir suit les deux doubles-pièces les plus vives et flamboyantes du cycle. L’une est sombre, Miséricorde, et l’autre sera débordante de joie.
Le Prélude de Miséricorde reprend la répétition de la note Mi et les deux accords de Résilience (double-pièce #2, dans l’autre mode de Mi), mais sans ambiguïté maintenant :  le présent Prélude se déroule presque entièrement en forte et en fortissimo, avec des martèlements quasi obsessifs de la note Mi (que j’ai toujours associé à la tension et à l’angoisse, je ne sais pourquoi), un halètement qui ne cesse jamais et de vives cascades en triples-croches et même en quadruples-croches!
Le Chant utilise une hymne (comme la double-pièce #4). La première strophe est à nu : je la fais progressivement monter de registre, à chaque phrase. Les trois strophes suivantes ornent la mélodie hymnique avec des notes graves isolées, des «ornements fusées» en quintolets, trois accords (les mêmes que ceux de la double-pièce précédente)… Un rappel des cascades du Prélude mène à une quatrième strophe hymnique atomisée et suspendue. Une montée vive suivie d’accords débouche sur une sixième strophe à nu comme au début mais posée sur un seul registre : serait-ce la miséricorde obtenue après tant d’angoisse?


Terres et ciels. Extrait du Prélude de 6) Miséricorde. La double-pièce la plus agitée du cycle,
avec son martèlement de la note Mi. .
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN



Dans Miséricorde (double-pièce #6), les cascades vives en triples et quadruples-croches
du Prélude deviennent des groupes appogiatures (de quatre ou cinq notes) dans le Chant.
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN




 7. Allégresse. En Fa plagal (Mode VI). Durée : c. 4’40

Fête de graduation, US Navy (Domaine public)

La pièce la plus brève et la plus vive du cycle : une joie exubérante avec un Prélude carillonnant! Une amplification aussi du «swing» grégorien avec son alternance de binaire et de ternaire, ici dans un tempo rapide avec des accents qui rebondissent sans cesse. Les deux modes de Fa étant les plus voisins de la tonalité, j’ai repris ici le discret cycle harmonique du Chant de la pièce #3, mais en deux moments seulement.
La conclusion du Prélude abaisse le tempo pour faire transition vers le Chant. Celui-ci est plus intérieur, mais tout autant irrégulier de rythme – c’est la deuxième et dernière fois du cycle où j’ai mesuré la musique pour plus de commodité. Des cloches de quintes s’intercalent ici et là; vers la fin, ce sont des «fausses quintes» qui sonnent davantage comme de vraies cloches d’église. Dois-je confier aimer particulièrement la conclusion de ce chant qui récapitule les «fausses quintes» et se termine avec un Mi très aigu forte sur une quinte douce dans le registre moyen? (Cet effet s’était déjà glissé dans la double-pièce précédente…).


Terres et ciels. Extrait de 7) Allégresse. Une amplification du «swing grégorien»
avec ses alternances de groupes binaires et ternaires!
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN




Terres et ciels. Extrait de 7) Allégresse. Le Chant se termine avec une succession
de «fausses quintes» qui sonnent comme des cloches.
Les toutes dernières notes sont F à la main droite et MP à la main gauche. 
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
8. Espérance. En Sol authente (Mode VII). Durée : c. 8’25

Photo de Jon Sullivan. Domaine public.

Après les deux doubles-pièces les plus sonores, Espérance ramène la sérénité. Cette dernière double-pièce donne une belle part à la note La, importante en mode de Sol, comme si elle «caressait» le Sol. On y retrouve les quintes redoublées reprises de la double-pièce #4 en Sol plagal, et il s’y ajoute les notes de la série harmonique (Sol-Si-Ré-Fa-La)
Le Prélude joue sur ces éléments et fait entendre une mélodie qui reviendra plus tard.
Le Chant met en dialogue le rythme libre de la mélodie grégorienne avec de courtes sections en rythme mesuré, surtout ternaire (je devais les mesurer pour bien signaler ce ternaire, sinon cela aurait risqué d’être ambigu…). Une clausule plus volubile (et rappelant à nouveau la double-pièce #4) débouche sur des notes atomisées de la série harmonique.
Suit alors un Postlude, qui est à la fois la conclusion de cette double-pièce et du cycle. Ce Postlude fait entendre la voix : je demande à l’interprète de chanter, de fredonner une mélodie sans texte. Paradoxalement, il ne s’agit pas d’une mélodie grégorienne mais de celle, inventée, du Prélude, comme si le chant se transvasait depuis les mélodies grégoriennes vers de nouvelles mélodies. Ce geste s’est imposé de lui-même, comme une évidence musicale et spirituelle – une évidence que je ne pourrais toutefois pas «expliquer» en mots.


Terres et ciels. Extrait de 8) Espérance. La mélodie du Prélude semble s'ancrer sur la note La:
dans les deux modes de Sol du Grégorien, la note La est plus importante que Si, la tierce
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN
.

Je me rends compte qu’il y a des «notes magiques» ici et là dans cette œuvre et dans ma musique en général. Des notes qui suspendent, qui ouvrent. À la toute fin, un Sol grave est marié avec un La en clé de Sol. Théoriquement, cet intervalle ne devrait pas être conclusif et pourtant il l’est bel et bien ici.


Terres et ciels. Conclusion de 8) Espérance. Le pianiste chante la mélodie du Prélude,
et, après une montée calme, le cycle se conclut sur la superposition harmonieuse du Sol et du La. .
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


Sources des illustrations: Collection personnelle et Wikipédia (Domaine public, PD-US)