MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



jeudi 1 mars 2018

LE PROJET HAYDN (8). SEPT PAROLES SINGULIÈRES

Le projet Haydn (8).
La Période rouge (1784-1795), deuxième partie.
Sept paroles pour une oeuvre singulière 
 
Cet article est le huitième d’une série dans laquelle je vous initie à l’art de Joseph Haydn. Il fait suite à celui paru en Janvier qui était consacré à ce que je nomme la Période rouge (1784-1795), dont le point culminant a été les deux séjours à Londres du compositeur. Pourquoi Haydn? Tout simplement et subjectivement parce qu’il est mon compositeur préféré tous styles et époques confondus! Mais attention : il y a mon goût, il y a aussi la matière et celle que nous offre Haydn est d’une richesse rare.
Le premier article situait le génie du compositeur :
Le second article situait les «massifs» des genres musicaux qu’il a pratiqué sa carrière durant :
Le troisième article portait sur sa première période créatrice, que j'ai nommée Période bleue (des débuts jusqu’en 1766):
Le quatrième article portait sur sa seconde période créatrice, que j’ai nommée Période mauve (1766-1773) :
Les cinquième et sixième portaient sur sa troisième période créatrice, que j’ai nommée Période rose (1773-1784) :
Le septième article présentait la riche Période rouge (1784-1795)
http://antoine-ouellette.blogspot.ca/2018/01/

1. Une oeuvre radicale et singulière
2. Cadix
3. Quatre versions pour sept paroles
4. Méditation, non illustration
5. Paroles de foi et silence désespéré

Une œuvre radicale et singulière

Une version âpre de la version orchestrale originale
De retour à la période rouge de Haydn, voici une œuvre franchement singulière. Son titre original est non pas en allemand mais en italien : Musica instrumentale sopra le sette ultime parole del nostro Redentore in croce. Ouf! En français, c’est Musique instrumentale sur les sept dernières paroles de notre Rédempteur sur la Croix, ou Les Sept Dernières Paroles du Christ en croix. Pour simplifier, je parlerai des Sept Paroles. Une œuvre singulière, c’est le moins que l’on puisse dire car, en fait, elle est unique et dans la production de Haydn et dans la musique de son temps… et elle l’est demeurée depuis! Déjà à un premier degré, il s’agit de l’œuvre purement orchestrale la plus longue de Haydn : en faisant les reprises indiquées (et l’on devrait les faire puisque le compositeur les a demandées), elle dure autour de 70 minutes! C’est la plus longue «symphonie» de tout le style classico-romantique, à la seule exception de la Huitième Symphonie d’Anton Bruckner qui viendra un siècle plus tard. Plus troublant est le fait qu’à l’exception du dernier, tous ses mouvements sont lents, marqués Adagio, Largo, Grave, Lento, etc. Donc, 70 minutes de musique lente! Certains commentateurs réduisent souvent Haydn à un musicien «qui a de l’humour», eh bien ce n’est pas ce Haydn-là qui se trouve dans cette œuvre... C’est plutôt le compositeur dont les mouvements lents (de symphonies, de quatuors…) étaient ceux qui frappaient le plus les auditeurs de son temps, bien avant l’humour… 
Je signale aussi, même si ce n’est qu’un détail, que cette partition inouïe se termine sur le premier triple forte (fff!) écrit de l’histoire de la musique. 
Ces Paroles sont orchestrées pour deux flûtes, 2 hautbois, 2 bassons, 4 cors, 2 trompettes, timbales et cordes. 
Pour écouter, voici l'intégralité de l'oeuvre, magnifiquement interprétée sur instruments d'époque par Le Concert des Nations, dirigé par Jordi Savall: https://www.youtube.com/watch?v=ecNmELbr9x4


Cadix
Cadix, par Alexandre de Laborde (1812)
Les Sept Paroles doivent leur forme aux termes de la commande qu’a reçu Haydn en 1786 ou 1787 – l’une des premières commandes d’œuvres qu’il a reçu provenant de l’extérieur de la cour où il travaillait, et Haydn a à ce moment 55 ans. Malgré le côté très inhabituel de ce qu’il lui fut proposé, Haydn a accepté et relevé le défi, alors qu’il aurait très bien pu refuser en disant que c’était infaisable. L’œuvre commandée, son sujet, son atmosphère, devait donc lui convenir et trouver en lui des échos profonds. Haydn raconta ainsi ce qu’on lui demandait : «Un chanoine de Cadix [en Espagne] m’a demandé de composer une musique instrumentale sur les Sept dernières paroles de notre Sauveur sur la croix. À la cathédrale de Cadix, il était d’usage d’exécuter un oratorio chaque année pendant le Carême, exécution dont l’effet se trouvait grandement rehaussé par les circonstances que voici. Les murs, fenêtres et piliers de l’église étaient tendus de noir, et seule une grande lampe suspendue au centre rompait cette solennelle obscurité. À midi, les portes étaient fermées et la cérémonie commençait. Après un prélude approprié, l’évêque montait en chaire, prononçait la première parole du Christ et la commentait. Quand il avait fini, il descendait de la chaire et se prosternait devant l’autel. L’intervalle de temps était alors rempli par la musique. L’évêque, de la même manière, prononçait ensuite la deuxième parole, puis la troisième et ainsi de suite, l’orchestre enchaînant à la fin de chaque sermon. J’ai dû tenir compte de ces conditions dans mon œuvre». Tout un défi! Haydn ajoute concernant son propre travail : «Ce ne fut pas une tâche aisée que de composer sept adagios durant près de dix minutes chacun, l’un après l’autre, sans lasser les auditeurs. De fait, je me rendis compte qu’il était quasi impossible de respecter la durée qui m’avait été prescrite». Haydn a pourtant presque respecté ces durées, puisque ses paroles instrumentales durent entre sept et dix minutes chacune. Mais l’œuvre compte en fait neuf mouvements : Haydn a dû aussi composer un prélude pour ouvrir le tout, de même qu’un bref mouvement conclusif fracassant et rapide – on lui avait demandé de terminer en évoquant le tremblement de terre qui se produisit au moment du décès de Jésus! 
 
Pour écouter la version chorale des Sept Paroles (voir plus loin), dirigée par Nikolaus Harnoncourt: https://www.youtube.com/watch?v=-cPchmU-pB4&t=11s

Quatre versions pour sept paroles
Une version superbe de la version pour quatuor à cordes
Haydn aurait pu refuser cette commande, mais il a accepté. Et il a été visiblement très fier du résultat de son travail. À peine les Sept Paroles achevées en 1787 qu’il en fait une seconde version, cette fois pour quatuor à cordes : voilà une œuvre pour quatuor à cordes, genre qui déjà passe souvent pour «austère», toute faite de mouvements lents, sauf la brève conclusion, et durant une bonne heure! C’est totalement unique, et une expérience musicale troublante, déstabilisante, exigeant tant des musiciens que du public un recueillement et une concentration extrêmes. Voilà une œuvre qui décape les oreilles et purifie l’esprit. La même année, une autre version voit le jour : cette fois pour piano seul – là encore, un cas unique dans le répertoire de cet instrument. Il semble bien que cette version n’est pas de Haydn lui-même. Il n’est pas impossible qu’il ait demandé à un collègue de la réaliser pour lui. Mais il lui donnera son sceau d’approbation complet, et l’apportera même avec lui à Londres quelques années plus tard. 
Mais tout ne s’arrête pas là pour cette œuvre décidément hors normes! Après ses séjours en Angleterre, Haydn apprend qu’un musicien d’église a adapté son œuvre sous la forme d’un oratorio, donc en ajoutant des chœurs à l’orchestre. Haydn sera plus ou moins heureux lorsqu’il écoutera cette version, et il décidera d’en faire lui-même un oratorio, donc une quatrième version «officielle» en 1796. Haydn demandera les textes à son ami le baron Gottfried van Swieten – ce sera la première collaboration entre les deux hommes, puisque ce baron sera le librettiste (le parolier) des oratorios La Création et Les Saisons que Haydn composera plus tard, dans sa dernière période.

Outre les voix, cette dernière version apporte des modifications notables. Haydn a éliminé les reprises demandées dans les versions précédentes. Chaque Parole est maintenant précédée par une sorte de psalmodie chorale a cappella. L’orchestration est renforcée : Haydn ajoute deux clarinettes, un contrebasson et deux trombones; les parties de flûtes et de bassons sont davantage élaborées; par contre, il réduit le nombre de cors à deux. Après la Quatrième Parole, il ajoute un nouvel Interlude, uniquement pour les bois et les cuivres et qui annonce plus d’un siècle et quart à l’avance les Symphonies d’instruments à vent d’Igor Stravinski, y compris dans leur sonorité ascétique et âpre. Après le décès de Haydn, les Sept Paroles ont été connues essentiellement par les versions pour quatuor et en oratorio. Il faudra attendre 1959 pour que soit publiée la version originale pour orchestre. 
 
Pour écouter: la version pour quatuor à cordes, par le Quatuor Mosaïques, sur instruments d'époque, avec une image fixe. Les versions disponibles avec l'image des musiciens coupent les reprises...
https://www.youtube.com/watch?v=pcmF2z_Z3_c


Méditation, non illustration

Avec le naturel haydnien de ce pianiste
Mais que sont ces sept paroles? Ce sont sept paroles prononcées par Jésus sur la croix de son supplice et qui sont rapportées par les Évangélistes. L’évangéliste saint Jean était le seul apôtre de Jésus présent aux côtés de ce dernier à ce moment, avec Marie, mère de Jésus. La première parole,  «Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font», est prononcée dès sa mise en croix. Jésus demande ce pardon pour ceux qui ont participé à sa condamnation et exécution. Jésus prononce la deuxième parole à l’intention d’un des deux malfaiteurs crucifiés à ses côtés et qui a demandé à Jésus de se souvenir de lui quand il viendra dans son Royaume; Jésus lui répond : «En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis». La troisième parole est double : Jésus dit à sa mère : «Femme, voici ton fils» en parlant de Jean, et il ajoute à l’intention de ce dernier : «Voici ta mère»
https://www.youtube.com/watch?v=-cPchmU-pB4&t=11s
Certains se demandent quelles ont été les sources pour la rédaction des évangiles. C’est tout simple : la première est Jésus lui-même. Par exemple, l'évangéliste Mathieu a été apôtre de Jésus et l’a accompagné lors de sa vie publique – l’évangéliste Marc était un adolescent qui suivait de près Jésus; une autre source est Marie, que l’évangéliste Luc a longuement rencontrée personnellement. Ce sont là évidemment des sources de première main: le «Jésus historique» est bel et bien celui des Évangiles. La quatrième parole en est un cri de désespoir : Jésus a réellement souffert lors de ces événements : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?». Jésus se fait solidaire de toutes les souffrances que l’on peut éprouver et qui peuvent nous mener à ce même désespoir. La cinquième parole reflète l’accablement en deux petits mots : «J’ai soif». Au lieu de lui donner de l’eau, ses bourreaux lui ont plutôt donné à boire du vinaigre, par sadisme jouissif. La sixième parole est celle de l’accomplissement, car la Passion du Christ est un accomplissement que Jésus lui-même avait vu et annoncé : «Tout est achevé». Puis, Jésus poussa un grand cri et dit cette ultime parole : «Père, entre tes mains je remets mon esprit». Avec un Prélude et suivies d’un Tremblement de terre, ce sont ces paroles sur lesquelles Haydn médite en son œuvre. Méditation sacrée, et aussi méditation sur le sacrifice de soi, sur la cruauté infligée à autrui.

Franz Schubert, le véritable héritier de Haydn
Haydn illustre peu les mots dans sa musique qui n’en est donc pas une d’images. Seul le tremblement de terre est «illustratif». Dans la cinquième parole, l’eau demandée est d'abord évoquée par une musique qui semble couler comme un ruisseau, mais des dissonances et des notes lourdes rappellent ensuite que c’est à du vinaigre que Jésus a eu droit… La partition, et notamment les premières paroles, sont hantées par des notes répétées, souvent lourdes, comme fatidiques, les pas d’une marche tragique, car Jésus a dû marcher en portant sa croix jusqu’au lieu de son exécution. Cette présence de la marche annonce ici le thème du voyageur que Haydn exploitera dans des œuvres tardives, comme la chanson The Wanderer ou l’Hiver de l’oratorio Les Saisons où un voyageur égaré dans une tempête cherche un refuge. Ce thème sera l’un des préférés de Franz Schubert (1797-1828), compositeur autrichien du début du Romantisme qui se révèle être le véritable héritier de Haydn – Haydn mène à Schubert, pas à Beethoven. 


Paroles de foi et silence désespéré

Les Sept Paroles de Haydn appartiennent au style classique, style dont Haydn a été un des premiers inventeurs, sinon le premier. Il ne s’agit pas d’une œuvre romantique, encore moins expressionniste. Même dans cette œuvre tragique se trouve cette pudeur caractéristique à la fois de Haydn et du style classique. Il s’en dégage ainsi une lumière étrange, sereine même par moments.

Chostakovitch en 1925
Pourtant, cette œuvre unique trouvera un écho inattendu. En 1974, le compositeur russo-soviétique Dimitri Chostakovitch compose son Quinzième Quatuor à cordes, en mi bémol mineur, opus 144. Ce sera son dernier, Chostakovitch était déjà très malade alors et hanté par la mort. Il décèdera en août 1975, à 68 ans. Ce Quatuor est, comme l’œuvre de Haydn, uniquement constitué de mouvements lents. Une introspection sans compromis, au point que Chostakovitch en disait : «Il faut le jouer de telle sorte que les mouches tombent mortes du plafond et que les spectateurs commencent à sortir de la salle par pur ennui»! Mais contrairement aux Sept Paroles de Haydn, les six mouvements de ce Quatuor (35 minutes environ) n’offrent aucune lumière, aucune issue autre que la mort : c’est un Requiem athée. Le premier mouvement, Élégie, prend pourtant un ton quasi liturgique, mais le second, Sérénade, lui oppose un démenti cinglant, avec ses notes isolées en crescendo, comme des cris, des accords sinistres en cordes pincées comme une guitare macabre, des fragments mélodiques qui esquissent comme une danse d'un pantin désarticulé. Dans tout ce Quatuor l’écriture est ascétique et comporte des passages pour un seul instrument, à nu et errant. À l’exception du premier mouvement, les mélodies sont morcelées, errantes elles aussi, tantôt tonales tantôt sérielles. L’armure avec les six bémols de la tonalité de mi bémol mineur est maintenue du début à la fin, sauf pour quelques brèves mesures dans les premiers et derniers mouvements : un monde clos, avec deux toutes petites fenêtres. Dans les dernières mesures, l’alto joue un long trille de demi-ton : un symbole du néant chez Chostakovitch – un trille similaire hante le premier mouvement de sa Sixième Symphonie pendant plusieurs minutes sans discontinuer, alors que des instruments égrènent des mélodies funèbres et fantomatiques. 
La similitude entre l’œuvre de Haydn et celle de Chostakovitch révèle donc une sorte d’évolution face à la mort sur deux siècles : de la mort scellée par l’Espérance et la Foi, à la mort anéantissement sans espoir ni lumière. Ayant vécu sous un régime politique qui imposait l’athéisme, y compris par l’assassinat de croyants, de prêtres et de moines (quel courage Messieurs Bolchéviks...), Chostakovitch lui remet son change à la fin de sa vie : une voie sans issue menant inéluctablement au vide – quinze ans après son décès, le régime soviétique sombrait au cimetière de l’Histoire…

Un quatuor à cordes a-t-il déjà osé l’expérience extrême que serait un concert présentant ces deux «œuvres extrêmes»?! Le tout serait de savoir laquelle des deux œuvres serait en première partie de ce concert, suivie de l’autre… 
Pour écouter le Quatuor à cordes #15 de Chostakovitch, interprété par le Quatuor Emerson avec défilement de la partition:
https://www.youtube.com/watch?v=V3ubwb7hbI0

Magnifique interprétation sur piano d'époque

Sources des illustrations: collection personnelle, sites commerciaux pour les pochettes des disques, Wikipédia (Domaine public, PD-US)