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lundi 1 mai 2017

RETOUR AU CHANT GRÉGORIEN

Retour au chant grégorien
1. Les chants liturgiques chrétiens traditionnels
2. Mon expérience personnelle
3. Les raisons d'un étrange engouement
4. L'attrait du sacré
5. Un chant de moines?
6. Le tabou du sacré
7. L'art blessé
Une partie du présent article a été publié dans le journal L’Agora (avril 1994)


Ange musicien, Melozzo di Forli, XVe s.
Au printemps 2016, j’ai décidé de créer un chœur grégorien et médiéval dans ma ville de Sorel-Tracy. Plusieurs personnes m’ont gentiment souhaité bonne chance, parce qu’elles n’y croyaient pas trop et parce qu’il faut le dire, il semble régner ici une sorte de résignation face à la paupérisation de la région. Qu’à cela ne tienne, j’ai maintenu mon idée et commencé les activités en septembre dernier. Autour de 15 femmes se sont inscrites, alors que très peu d’hommes se sont montrés intéressés.
Hé, les gars, où êtes-vous donc??!! Recruter des hommes est le défi constant des chœurs amateurs. Mais ne serait-ce que pour une question d’équilibre, je ne pouvais pas débuter l’activité avec deux hommes pour vingt femmes. Alors le chœur a commencé en tant que chœur féminin, et j'ai enfin pu intégrer enfin quelques hommes en février dernier.

Je ne sais pas vraiment où en est la pratique du chant grégorien aujourd’hui. Mais encore dans les années 1990, le disque Enigma faisait un malheur: pulsation pop de batterie et lectures de textes du marquis de Sade superposées à... une mélodie grégorienne! Le groupe Dead can Dance connaissait une belle carrière avec ses arrangements rock de musiques médiévales enracinées dans le chant grégorien... Venus d’Espagne, les disques des moines de l’abbaye bénédictine de Santo Domingo de Silos (sur étiquette EMI) détrônaient au hit parade les productions des Madonna, Michael Jackson et compagnie... La maison Archiv Produktion remportait un beau succès avec son coffret de quatre disques La tradition du chant grégorien (1993), qui compile des versions enregistrées en quelques pays (Espagne, Italie, Suisse, Allemagne, France) permettant ainsi de faire des comparaisons intéressantes relativement à l’interprétation de cette musique... De source sûre, je sais que même au Japon, un des cadeaux les plus appréciés était un disque de chant grégorien!...

Cela dit, que ce soit aux États-Unis, en Europe, ici même au Canada, les offices liturgiques avec chant grégorien attirent encore d’importantes foules, comme à l’abbaye Saint-Benoît-du-Lac, près de Magog (Québec). Mais quelle est donc cette musique étrange venue de si loin? Il faut dépasser les préjugés, car cette musique n'est pas ce que l'on pourrait croire.


Les chants liturgiques chrétiens traditionnels

Charlemagne, par Dürer
Ces chants sont nombreux et variés. Dans la branche occidentale, aux côtés de celui qu’on a nommé «grégorien», il y a - il y avait - aussi les chants vieux-romain, ambrosien, gallican, celtique, mozarabe, etc.; dans la branche orientale : les chants maronite, syriaque, arménien, copte, éthiopien, etc., et surtout le byzantin qui s’est lui-même ramifié en de nombreuses familles (chants roumain, serbe, slavon, russe, etc.). Au-delà de leur diversité, ces chants possèdent en commun une esthétique de base et certaines caractéristiques musicales.

En Orient chrétien, les divers chants traditionnels sont toujours bien vivants, contrairement à l’Occident où ils sont presque disparus. Pourquoi cette différence marquée Orient-Occident? C’est que l’Orient chrétien a toujours opté pour une voie plus décentralisée en ce domaine, contrairement à l’Occident. Au tout début du IXe siècle, dans une volonté d’unifier spirituellement son vaste empire, Charlemagne (742-814) a, entre autres mesures,  imposé un répertoire donné tout en ordonnant la suppression des autres. Pour «dorer la pilule», on a attribué la paternité de ce répertoire imposé - d’où son nom - au Pape saint Grégoire le Grand (c.540-604), figure prestigieuse du passé mais alors décédé depuis deux cent ans! De pieuses légendes forgées après coup ont commencé à circuler, de même que des images montrant le grand Pape à sa table de travail, dictant à un scribe des mélodies que lui chante à l’oreille une colombe, symbole du Saint Esprit! Et pourtant, s’il a été un grand réformateur de la liturgie en son temps, il n’est nullement certain que saint Grégoire ait composé ou même connu le répertoire particulier qu’on a nommé en son honneur. Fait troublant: aucun manuscrit de chant grégorien antérieur au XIIIe siècle n’a été retrouvé à Rome. Ce qu’on y a toutefois découvert, ce sont des manuscrits contenant un autre répertoire, dit Vieux-romain. Le chant grégorien pourrait être une transformation du Vieux-romain effectuée en la ville de Metz.

Qu’est donc en fait ce chant grégorien tel que nous le connaissons aujourd’hui? Une création due à plusieurs auteurs (demeurés essentiellement anonymes), à l’origine de tradition orale, élaborée sur une longue période et ayant bénéficié des apports de nombreuses cultures: Hébreux, Grecs, Romains, Gaulois, Celtes, Francs... C’est une synthèse raffinée et mûrie par les siècles, qui, dès sa conception, transcende les barrières des cultures. Fruit de siècles entiers de méditation, il est une lumière pour notre époque en recherche. Fruit de l’apport convergent de plusieurs cultures, il est un exemple face aux exigences d’échanges entre peuples que pose notre temps. Ne serait-ce que pour cela, il demeure toujours aujourd’hui un art exemplaire.


Mon expérience personnelle

La légende de saint Grégoire compositeur!
Pour ma part, justement, ce n’est pas à l’église que j’ai rencontré le chant grégorien. Né en 1960, mon enfance coïncida plutôt avec le rejet de ce chant millénaire par les autorités ecclésiastiques d’ici, au profit des «messes jazzées», de chansons pop sur textes pastoraux et autres expériences du genre, improvisées à la bonne franquette. C’est à l’université, lors de mes études... en musicologie, que j’ai rencontré cette musique dont je soupçonnais à peine l’existence malgré ma fréquentation de l’Église. Par le biais de haut-parleurs, un organum à deux voix basé sur une mélodie grégorienne nous accueillait lors de la première séance du cours d’histoire de la musique médiévale. J’ai déjà parlé de ce choc immense pour moi.

Ce choc fut une porte ouverte sur la découverte : celle du chant grégorien et de la musique médiévale. Celle aussi de la musique modale : monodie (mélodie pure, sans accompagnement ou alors avec accompagnement très discret), diatonisme (soit le fait de baser une pièce sur un nombre limité de sons, toujours les mêmes, sans modulations ou chromatismes ajoutés : bémols, dièses, bécarres), liberté et souplesse de rythme, résonance du son, etc.; principes qui se retrouvent dans les musiques classiques de Perse (Iran), d’Inde, du Japon, etc., comme dans les folklores authentiques.

Bouleversé par cette expérience, j’ai contacté M. Jean-Pierre Pinson qui venait de former un petit ensemble vocal se consacrant justement à ce répertoire. Et me voici membre de ce que nous nommions, modestement!, le Chœur grégorien de Montréal... Au fil des ans qui suivirent, il me fut donné de parfaire mes connaissances en ce domaine. En 1989, je devenais répétiteur pour le Chœur grégorien de l’église Saint-Jean-Baptiste de Montréal, qui venait tout juste de se former autour de Dom André Saint-Cyr, chef de chœur de l’abbaye de Saint-Benoît-du-Lac.

Mon nouveau groupe, en Janvier 2017
En 1991, j’acceptais de lancer le Chœur grégorien du Service des activités culturelles de l’Université de Montréal. Il fallait partir de zéro. En effet, dans ce groupe plus jeune, presque personne ne connaissait le latin, langue principale du chant grégorien. C’était d’ailleurs mon propre cas au début de mes explorations grégoriennes: le latin avait déjà été expulsé de la formation scolaire et des églises depuis des lustres. Aussi, personne ne connaissait ces mélodies à prime abord ni même l’esthétique générale de ce chant, sans parler de son contenu religieux. Et mon expérience de direction chorale n’était pas encore très grande... Peu à peu cependant, des gens se formaient et se découvraient une passion grégorienne! À leur suggestion, je fondais en septembre 1993 l’Ensemble Grégoria, afin de pousser l’expérience plus loin.

Établi à la paroisse Saint-Matthieu de Montréal, Grégoria comptait alors une douzaine de membres; tous féminins, à ma seule exception! Ce n’était pas chose délibérée: simplement, les hommes semblaient hésiter à s’impliquer – hé les gars, où êtes-vous donc??!! Certains candidats masculins étaient même carrément hostiles à chanter du grégorien avec des femmes: «Ce n’est pas comme ça! Ce n’est pas le vrai style!»... Déjà notre première saison nous aura réservée bien des surprises. Comme ces visites d’une équipe de la télévision de Radio-Canada, venue filmer l’ensemble en répétition pour les besoins de l’émission Second Regard. Ou encore, comme en décembre, ce jeudi soir de magasinage où nous avons décidé de chanter en plein centre-ville, sur la très commerciale rue Sainte-Catherine! Des pièces grégoriennes du temps de Noël. Ce fut un succès inespéré. Des gens s’arrêtaient pour nous écouter, même des automobilistes qui ouvraient toutes grandes leurs fenêtres en attendant leur feu vert! Nous avons reçu des «demandes spéciales» :

- «Connaissez-vous le Salve Regina ?», nous demanda un jeune homme protestant.

- Oui.

- S’il-vous-plait, chantez-le nous!

Et une petite fille força Papa et Maman à écouter quelques instants...

J'édite les pièces en ajoutant des liaisons et des signes rythmiques, de même qu'en supprimant les «ictus», des accents ajoutés au XIXe siècle et dont j'avoue ne pas voir la pertinence. Je mets aussi la traduction du texte. 

Je constatais ainsi à quel point le chant grégorien peut rejoindre les personnes selon les voies les plus variées. Déjà sur le seul plan des opinions religieuses, les membres de Grégoria reflétaient tout à fait le pluralisme de notre temps. L’expérience dura jusqu’en 1999. Puis, enseignant l’histoire de la musique à l’Université du Québec à Montréal, des étudiants m’avaient manifesté leur désir de prendre contact concrètement avec ce chant grégorien dont nous discutions en classe. Au cours des étés 2000 et 2001, je les ai donc réunis, en dehors de tout cadre formel : nous avons monté des pièces que nous avons chantées en public, notamment lors de messes à la Chapelle Notre-Dame-de-Bonsecours dans le Vieux Montréal. Je les ai amené visiter des monastères où se pratique cet art et en rencontrer les chefs de chœur. Ce furent de très beaux moments, enrichissants pour tous. Il y eu encore d’autres prestations jusqu’à ce que j’aie la drôle d’idée de faire un doctorat, ce qui ne me laissa plus de temps. 


Les raisons d’un étrange engouement

Cantatorium, Saint-Gall, notation avec neumes, Xe s.
Mais pourquoi ce retour du chant grégorien depuis la fin du XXe siècle? Certains, notamment dans l’Église même, parlent de «nostalgie». Pareille nostalgie ne pourrait concerner que les gens qui l’ont entendu et pratiqué à l’époque. Ce ne fut pas mon cas. Ce n’est encore moins celui des jeunes qui ont pourtant été nombreux à se procurer les disques des moines de Silos ou celui des Japonais qui ne sont pas de culture chrétienne. D’autres sceptiques l’expliquent en se référant à des raisons d’ordre quasi physiologique: commerce du «Nouvel âge», recherche du mieux-être, besoin aussi de compenser par divers types de relaxation le surcroît de stress que nous impose la vie actuelle. Dans ce contexte, le chant grégorien peut effectivement se révéler comme ayant des vertus «thérapeutiques». Voilà une musique dont le déroulement dans le temps épouse la respiration et la parole; une musique dont le rythme comme suspendu se situe hors de ce temps très découpé, rigide, voire étouffant qui est celui du quotidien dans notre civilisation obsédée de «productivité» et de surconsommation...

Peu importe les motivations, reste que sur le plan musical le chant grégorien est un trésor d’une richesse inouïe. D’une part, sa sobriété ne doit pas faire oublier le fait qu’historiquement, il est à la base de toute la musique occidentale. Le croira-t-on: c’est bien de lui - et de lui seul - que dérivent la polyphonie (l’art de chanter à plusieurs parties), la notation musicale (la mise par écrit de la musique, et même le nom des notes qui proviennent d’une hymne grégorienne - cette invention date d'autour du Xe siècle, par exemple dans le Cantatorium de Saint-Gall et le manuscrit d'Einsiedeln qui donnent des notations en neumes des mélodies grégoriennes: voir les illustrations), de même que le premier théâtre musical d’Occident, bien avant l’invention de l’opéra: le drame liturgique. 
Au cours des siècles, de nombreuses œuvres musicales l’ont exploité selon des façons aussi diversifiées que fructueuses. Même le jazz lui doit beaucoup, particulièrement depuis sa «période modale» incarnée par un Miles Davis, alors que les modes grégoriens lui ont été directement adaptés. Ainsi, John Coltrane lui a rendu hommage (inconsciemment?) dans l’extraordinaire psaume final de son A Love Supreme (1964). Comment croire que tout cela aurait pu disparaître si facilement?

D’autre part, il y a peu de temps encore, le chant grégorien faisait, ici et ailleurs dans les milieux catholiques, partie intégrante de la culture musicale populaire, celle-là même que des fonctionnaires d’Église ont prétendu vouloir mettre en valeur dans les années 1970 en ... éliminant le Grégorien! Encore aujourd’hui, bien de nos aînés peuvent chanter de mémoire un certain nombre de pièces grégoriennes.

           
L’attrait du sacré

Il ne faudrait surtout pas oublier l’essentiel: par sa nature, le chant grégorien est un chant liturgique. Comme les autres chants liturgiques chrétiens traditionnels, comme aussi certaines musiques sacrées universelles, le chant grégorien est particulièrement apte à sanctifier espace et temps. À quoi cela tient-il? La parole, les qualités de la langue latine, le souffle, le rythme libre, le système modal, l’unisson des voix sans accompagnement, la résonance des lieux qui l’enveloppe quand on le chante? L’équilibre entre splendeur et sobriété? Sûrement à tout cela à la fois.

Par ce qu’il porte, ce chant fait dépasser les cadres étroits du quotidien. Or, comme l’affirment les chrétiens d’Orient, restés beaucoup plus proches de leurs traditions, la liturgie doit être un aperçu du Ciel, un avant-goût du paradis! Associé à d’autres éléments de beauté (pas nécessairement de faste), ce chant contribue justement à faire de la liturgie une méditation entre Cité terrestre et Cité céleste. Et même écouté ou chanté hors du cadre liturgique, il possède toujours le pouvoir de faire accéder à d’autres dimensions de la vie, à insuffler une énergie pouvant éclairer le chemin sur terre. En ce sens, la redécouverte du chant grégorien participe à une tendance plus globale visant à «ré-enchanter» notre vision du monde, à cultiver un renouveau d’émerveillement. Cette ancienne musique s’harmonise bien à la recherche d’une nouvelle spiritualité contemporaine.

Au diable le Pape, à la poubelle cette musique!
En pratique, le chant grégorien remplit cette mission en unissant contemplation et participation. Si les pièces propres à chaque fête de l’année liturgique (Introït, Graduel, Alléluia, Offertoire, Communion) sont plutôt complexes et doivent pour cette raison être confiées à des chantres formés à cette fin, les chants communs de la Messe (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei) sont, eux, des chants d’assemblée. 
C’est aussi vrai des Hymnes depuis leur invention par saint Ambroise, évêque de Milan en Italie, au IVe siècle. Par cette place à la participation de tous, le chant grégorien fut à la fois une école vivante de beauté et une école populaire d’apprentissage progressif de la musique.

L’Église catholique a reconnu sa responsabilité face à ce trésor inestimable. Dans ses documents officiels, le Concile Vatican II réclamait le maintien du chant grégorien là où il était déjà pratiqué (article 116 de la constitution Sacrosanctum Concilium). Plus encore : en 1974, le Pape Paul VI envoyait aux évêques du monde catholique un petit manuel intitulé Jubilate Deo contenant des chants latins et grégoriens de base destinés à être chantés par le peuple.On le verra plus loin, ce recueil ira à la poubelle plus souvent qu'autrement...

Un chant de moines?

Saint Ambroise de Milan

Dans l’imagerie populaire actuelle, le chant grégorien est trop souvent réduit à un «chant de moine». Ce qui ne l’a pas aidé après le Concile, dans la mesure où les autorités désirèrent donner un rôle plus important aux simples laïcs. Mais cette imagerie ne correspond pas à la réalité historique. Les genres anciens (jusqu’au 4e siècle) ainsi que quelques autres qui forment pourtant une part essentielle du répertoire, ne sont pas d’origine monastique. C’est plutôt dans les siècles suivants, surtout à partir du VIe siècle avec la fondation de monastères de l’Ordre de Saint-Benoît, que l’influence monastique enrichira une tradition déjà bien vivante. Plus près de nous, c’est aussi aux Bénédictins que nous devons les travaux capitaux, amorcés au milieu du XIXe siècle à l’abbaye de Solesmes en France, pour la restauration d’une interprétation plus authentique de ce répertoire qui avait été plus ou moins maltraité depuis le XIVe siècle jusqu’alors.

Mais ceci ne doit pas faire oublier la part importante que le grégorien doit aussi aux religieux séculiers et aux laïcs tout au long de son histoire. Par exemple : dans la seconde moitié du XXe siècle, plusieurs femmes laïques s’y sont illustrées d’une façon exemplaire (à la suite de ces générations de Bénédictines qui, ne l’oublions pas, le mettent elles aussi à l’honneur dans leurs monastères): Justine Ward (auteure d’une méthode devenue classique), Chanterelle del Vasto et Anne-Marie Deschamps (fondatrice et directrice de l’Ensemble Venance-Fortunat), toutes deux des interprètes inspirées, Marie-Claire Billecocq (une des éditrices du Graduale Triplex, livre de chevet des grégorianistes publié par Solesmes en 1979), etc. Mes différents 
choeurs grégoriens regroupent des laïcs: nous chantons le Grégorien avec qui nous sommes, sans chercher à imiter les moines. Je ne pose aucune question sur la foi aux candidats choristes: croyantEs ou non croyantEs, cela n'importe pas dans ce cadre. À Grégoria, j'ai eu des choristes protestants et deux choristes juives. La mère d'une de ces dernières avait été choquée que sa fille chante «des chants catholiques» (Horreur!) mais, en me rencontrant, elle a bien réalisé que je ne cherchais pas à convertir sa fille!


Le tabou du sacré

Malheureusement, pour des raisons qui trahissent un effrayant manque de jugement, le chant grégorien a été de fait expulsé de la quasi-totalité des paroisses, cela tant contre la lettre que contre l’esprit du Concile; cela sans aucun égard pour la culture vivante des gens dont il faisait partie intégrante. Il y aurait long à dire sur cet épisode de dépossession spirituelle encore tout récent.

C’est que pour certaines personnes, même s’identifiant et appartenant à l’Église, le chant grégorien reste tabou parce qu’attaché dans leur esprit à une époque relativement récente de «cléricalisme triomphant» qui les a heurtées ou blessées. C’est toutefois injuste à son égard car, dans sa conception et sa composition, le chant grégorien est très antérieur à cette époque. Ses formes les plus anciennes (cantillations, psalmodies, litanies) remontent aux premiers siècles de l'ère chrétienne alors que les chrétiens étaient persécutés par les empereurs romains. Après l’édit de Constantin, qui inaugure en l’an 313 une ère nouvelle de tolérance face au christianisme, naissent deux autres genres: les hymnes et les alléluias. L’ensemble des chants propres aux fêtes de l’année liturgique est presque entièrement formé au début du IXe siècle, soit avant les croisades et inquisitions, et aussi avant les schismes qui allaient déchirer l’Église dans les siècles suivants. 
 
Le Paroissien romain est l'une de mes sources principales pour éditer les pièces que je fais travailler à mon choeur.

Malgré les écrits officiels, les faussetés véhiculées contre le Grégorien ont, dans la pratique, causé sa disparition de la liturgie. Aussitôt distribué, le petit recueil grégorien de Paul VI s’est retrouvé au fond des armoires… ou des poubelles! Et puis, le Concile désirait, avec quatre siècles et demi de retard sur les Luthériens, systématiser la «participation» de toute l’assemblée au chant liturgique. Il a été jugé, à tort, que le Grégorien ne pouvait remplir ce mandat. Il a aussi été surtout  jugé que la langue latine utilisée dans ce chant devait céder la place aux langues vernaculaires. Il aurait peut-être été possible d’adapter le Grégorien, mais la tâche a été considérée comme trop délicate. Il a finalement été jugé que le Grégorien constituait une sorte de drapeau pour un groupe d’«intégristes traditionalistes». Et pour finir de clouer le cercueil, certains grégorianistes eux-mêmes, par leurs rivalités ridicules, ont contribué à le discréditer… Tout cela a eu pour résultat prévisible la disparition du Grégorien dans la liturgie et l’accession de la chanson pastorale au titre de «musique liturgique» alors qu’elle n’en possède guère les qualités spirituelles.

Ceci rejoint la suspicion qui s’est installée à l’égard du religieux en général, souvent posé en synonyme d’obscurantisme et d’intolérance. Lorsque je dirigeais l’Ensemble Grégoria, il nous arrivait de devoir chanter quelques psaumes en français lors de liturgies. Quelques choristes protestaient: «J’aime beaucoup mieux chanter en latin: au moins là je ne comprends pas les paroles!».

L’art blessé

Les années 1990 auront ainsi été une occasion ratée. La vivacité du chant grégorien témoignait alors non seulement de la profondeur de ses racines dans la culture, mais aussi d’une valeur réelle qu’il porte toujours en lui pour aujourd’hui. À l’heure même où un public de plus en plus vaste et de tous les horizons spirituels se ressourçait dans sa lumière, les résistances furent trop vives au sein de l’Église pour ne serait-ce que le tolérer ici et là dans un esprit de charité et de pluralisme. À mesure que disparaissent les aînés qui avaient connu le Grégorien et qui auraient pu contribuer à le faire revivre, à mesure que les jeunes générations, elles, délaissent tout simplement de plus en plus la pratique religieuse, les traces de cet héritage s’estomperont dans la pratique liturgique.

En fait, n’eut été des moines bénédictins et de quelques musiciens laïcs (pas forcément croyants mais conscients de sa valeur), le chant grégorien serait déjà aujourd’hui mort et enterré. Au grand soulagement, n’ayons crainte!, d’un certain clergé pensant ainsi mieux se rapprocher du «peuple», un «peuple» qui pourtant, lui, devenait au même moment de plus en plus instruit, cultivé et ouvert. Et un peuple qui a déserté les églises. J’en suis venu à penser que l’éloignement de tant de personnes vis-à-vis de l’Église provient davantage de cette attitude irrespectueuse et arrogante que des difficultés morales ou théologiques de la foi catholique elle-même.

Le «diabolique» Paganini
Concernant spécifiquement la musique classique, ce délaissement du chant grégorien a un effet inattendu. Comme dit précédemment, le chant grégorien étant à la base de développements musicaux fondamentaux et exceptionnellement fructueux, sa disparition de la culture vivante complique évidemment grandement la tâche de compréhension de l’histoire musicale. Mais il y a encore plus grave. Beaucoup d’œuvres classiques puisent directement à la source grégorienne, au premier plan la majeure partie des répertoires du Moyen-âge et de la Renaissance, mais encore un nombre significatif d’œuvres ultérieures, Baroques, Classiques, Romantiques ou du XXe siècle. Par exemple, des pans entiers du répertoire d’orgue se fondent sur des mélodies grégoriennes, depuis les Tientos de l’espagnol Antonio de Cabezon (1500-1566) jusqu’aux fresques du français Olivier Messiaen (1908-1992). Des symphonies, des sonates, des oratorios font de même. On retrouve des mélodies grégoriennes citées même dans plusieurs œuvres non religieuses. Je pense par exemple à toutes les utilisations faites de la séquence Dies Irae de l’Office des défunts, composée vers le XIIe siècle et dont le texte décrit le Jugement Dernier puis la Félicité céleste. Hector Berlioz, lui-même non croyant, la cite dans le final de sa Symphonie Fantastique (1830) pour souligner les visions cauchemardesques d’un artiste réfugié dans l’opium suite à une peine amoureuse! Serge Rachmaninov l’emploi aussi dans sa Rhapsodie sur un thème de Paganini (1934) pour ironiser sur la légende selon laquelle le violoniste-compositeur Niccolo Paganini (1782-1840) avait vendu son âme au Diable en échange d’une virtuosité stupéfiante.

Avec la disparition du chant grégorien de la culture vivante, toutes ces œuvres perdent une partie de leur sens. Ne connaissant pas les mélodies, les auditeurs ne les repèrent pas à l’audition. Dans l’impossibilité où ils se trouvent aussi de leur associer leur signification spirituelle, ces gestes des compositeurs passent complètement inaperçus. L’œuvre musicale devient alors un simple objet esthétique  «C’est beau», «Je n’aime pas ça», etc. Elle quitte alors à son tour la culture vivante.

Francis Poulenc (1899-1963)
D’une façon générale, la disparition de la culture religieuse rend carrément hermétique le message premier d’une immense quantité d’œuvres d’art, non seulement en musique mais aussi en peinture, en sculpture, en littérature, en architecture, etc. Tout récemment, l'Opéra de Montréal montait Le dialogue des Carmélites, un opéra de Francis Poulenc sur la foi et la peur vaincue (un des très rares opéra composé après 1950 qui se soit solidement implanté dans le répertoire régulier du genre); on en a plutôt fait une thèse sur la folie (!), contre la foi qui ne peut être que contraire à la raison et sur le «délire» qu'il y aurait à y consacrer sa vie, pauvre Poulenc, gay catholique! 

Quel avenir ont alors ces trésors de l’humanité: objets de musée sans signification ni résonance dans la vie réelle? Pour pallier à cette menace, certains pays, comme la France et le Québec, ont réagi en intégrant à l’enseignement scolaire des cours de «culture religieuse». Le religieux devient «phénomène culturel» abordé d’une façon purement intellectuelle mais, tout de même, les clés des œuvres d’art qu’il a inspiré peuvent rester connues. Entre deux maux, mieux vaut choisir le moindre…

Alors voilà, je suis retourné au Grégorien. J’aimerais partager mes connaissances en cet art. Je verrai l’accueil et la réponse. Sinon ce ne sera pas perdu : j’aurai eu l’occasion de pratiquer la direction pour me préparer à diriger ma propre musique! 
 
Source des illustrations: Collection personnelle 
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