MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



mercredi 1 février 2017

ROSERAIE (opus 26). MUSIQUE EN FORME DE JARDIN.

Roseraie (opus 26): Musique en forme de jardin

Autre texte autour de Roseraie, mais discutant de liens entre complexité et simplicité, de même que du temps libre en musique: Le paradoxe de l'Édelweiss,

Roseraie est sous-titrée Jardin musical: deux solistes, le hautbois et l’alto (corde) se promènent dans le jardin sonore créé par les autres instruments : deux clarinettes, trompette, contrebasse, piano et des percussions métalliques confiées à deux musiciens. 
Par Otto Wilhelm Thomé (1885)
À l’adolescence, la musique a été un jardin secret, pas une thérapie à proprement parler. J’ai commencé à composer à 12 ans, avant de connaître quoi que ce soit à la théorie musicale. À cette époque, je subissais de l’intimidation forte à l’école, de l’intimidation physique et psychologique quotidienne qui laissera des traces dans ces deux sphères, dont un syndrome de stress post-traumatique qui me causera, entre autres, une trentaine d’années de cauchemars récurrents.
Subissant l’enfer à l’école, j’avais trouvé dans la composition de quoi me créer un jardin secret, une oasis de beauté que je cultivais patiemment en marge de la violence. Dans ce monde imaginaire, personne ne pouvait m’atteindre. Sans lui, je ne sais pas si j’aurais pu survivre. 
 

Treillis pour Roseraie

Lorsqu’on aménage un jardin en y intégrant des plantes grimpantes, cela nous prend des treillis. Dans mes compositions, il y a des treillis. Ils sont souvent de nature harmonique.  Par exemple, dans Roseraie, mon treillis est une armature constituée de deux harmonies. La première harmonie est l’accord de La bémol majeur, dont la note grave (La bémol) oscille avec la tierce descendante Fa, et la note aigüe, Mi bémol, oscille avec la tierce ascendante Sol (et même le Si bémol plus haut). 
La deuxième harmonie de mon treillis est faite des notes Ré, Fa, La et Si (naturel). 
 
L’armature de Roseraie n’est constituée que de ces deux harmonies!

Dans mon travail de composition, les idées mélodiques sont les rosiers grimpants qui vont se déployer, s’enrouler sur ces treillis, feuillir, fleurir et finir par couvrir les treillis. L’impression de floraison foisonnante vient, entre autres, de l’écriture polyrythmique, ou plutôt de la superposition fréquente du temps mesuré et du temps libre, hors pulsation, hors tempo. La musique de Roseraie foisonne de mélodies et autres parce que les plantes ont couvert le treillis!

Extrait de Roseraie (C) 2014 Antoine Ouellette SOCAN

Plates-bandes
Dans certaines de mes pièces, les formes musicales sont végétales, arborescentes : quelques brefs fragments mélodiques drageonnent en de nombreuses plantes selon des formes libres. Il y a de cela dans Roseraie, mais Roseraie est un jardin, donc cette pièce est un aménagement de plates-bandes: sa forme est géométrique. Il y a sept plates-bandes dans ma Roseraie – donc sept sections enchaînées dans la pièce. 
À l'Abbaye de Fontfroide (Occitanie)
Les plates-bandes impaires (1, 3, 5, 7) correspondent au treillis La bémol majeur. Leur musique est douce, lumineuse, parfumée, amoureuse, tendre. La plate-bande 1 débute tout doucement, de manière presque printanière. Clarinettes et piano jouent une sorte d’armature en rythme mesuré, une mesure à 5 temps au départ mais qui change souvent en incluant des mesures de 2 temps et demi. La trompette se joint à eux avec ses mélismes fournis mais devant être joués avec une certaine nonchalance. Par-dessus cette musique mesurée, les percussions tissent une délicate rosée hors tempo – ce ne sont que des percussions métalliques dont les sonorités peuvent évoquer la diffraction de la lumière dans la rosée, comme de petits arc-en-ciels : glockenspiel, vibraphone, triangle, cymbales suspendues, carillons éolien, etc. L’alto se superpose, lui aussi hors pulsation, avec une mélodie toute tendre, puis le hautbois de même avec sa propre mélodie. Polyrythmie, mariage du temps pulsé et du temps libre. Tout cela mène à un point focal, premier sommet émotionnel de la pièce. 

La plate-bande 3 est davantage mesurée et construite en un dialogue entre hautbois et alto; seules les percussions jouent une rosée hors pulsation; le tout menant vers un autre sommet émotionnel, un chant éperdu – avec des mesures à 7 croches. La plate-bande 5 est aussi sinon davantage complexe rythmiquement que la première. L’alto y a un long solo tendre, dans un environnement pointilliste qui scintille doucement; puis, le hautbois se joint à lui amoureusement. La dernière plate-bande (7) fait suite à la section la plus hantée et douloureuse de la pièce (voir plus loin); elle ramène les sonorités douces, florales et printanières du début. Mais ce n’est pas du tout une reprise, et elle est entrecoupée de bribes mélodiques émues, toujours dans une subtile douceur.  

Les plates-bandes paires (2, 4, 6) correspondent au treillis Ré mineur. Elles sont ombrageuses et épineuses; chacune d’elle devient de plus en plus insistante, plus développée, et la dernière, la sixième plate-bande, prend des couleurs carrément funèbres, expressionnistes même, une explosion douloureuse je pense bien. Ces couleurs ne signifient pas que la musique y soit plus dissonante, bien qu'elle puisse être perçue ainsi par certaines personnes. Leur musique est presque entièrement mesurée mais très mélismatique pour le hautbois et l’alto; cependant, des bourrasques de vent non mesurées viennent la secouer par moments. Donc, les fleurs et les épines…

Éros et Thanatos
Roseraie en répétition à la Ferme du Vinatier
Les deux solistes de Roseraie, le hautbois et l’alto (corde), sont donc comme deux promeneurs au centre d’un jardin sonore créé par les autres instruments. Deux promeneurs, deux amoureux en fait. Roseraie est une musique nuptiale dédiée à mes parents en remerciement pour leur soutien constant – eux qui ont eu et éduqué un enfant autiste sans l’avoir su sinon quelques décennies plus tard... Les idées pour cette pièce remontent à 1999, mais des circonstances ont alors empêché leur réalisation. En 2014, un contexte favorable m’a enfin permis d’aller de l’avant. 
Ce jardin est celui d’Éros et Thanatos, celui de l’Amour et de la Mort. Inspirée de la condition humaine, Roseraie alterne ainsi ses plates-bandes tendres – reflets de l’amour partagé, du bonheur, des joies simples, et des zones d’ombre, inquiètes, tendues, reflets des peines, des séparations, des deuils, des difficultés de l’existence. 
Prémonition : en 2014, quelques mois après avoir achevé Roseraie, ma mère décédait (qui avait été hospitalisée à plusieurs reprises au cours de l’année) et mon mariage prenait lui-même fin… 
Et pourtant, un seul Rosier fleurit quelque part, et c’est le printemps partout.

J’ai dirigé Roseraie lors de la création à la Ferme du Vinatier le 5 décembre 2016, et lors de la reprise à la Salle Debussy du Conservatoire de Lyon le 7 décembre. Olivier Hue était le hautboïste, Catherine Arnoux l'altiste, avec un ensemble d'étudiantes et d'étudiants du Conservatoire CRR de Lyon. C’était pour moi une première expérience de direction d’orchestre, car autrement je dirige un chœur. Un baptême de feu puisque Roseraie n’est pas une pièce facile à diriger...
 
Photos par Coralie Adato et Antoine Ouellette. Wikipédia pour le dessin de rosier (Domaine public, PD-US)