MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



jeudi 2 juin 2016

LE PROJET HAYDN (6): LA PÉRIODE ROSE (SUITE)

Cet article est le sixième d’une série dans laquelle je vous initie à l’art de Joseph Haydn. Pourquoi Haydn? Tout simplement et subjectivement parce qu’il est mon compositeur préféré tous styles et époques confondus! Mais attention : il y a mon goût, il y a aussi la matière et celle que nous offre Haydn est d’une richesse rare.
Le premier article situait le génie du compositeur :
Le second article situait les «massifs» des genres musicaux qu’il a pratiqué sa carrière durant :
Le troisième article portait sur sa première période créatrice, que j'ai nommée Période bleue:
Le quatrième article portait sur sa seconde période créatrice, que j’ai nommée Période mauve :
http://www.antoine-ouellette.blogspot.ca/2015_05_01_archive.html
Le cinquième article était la première partie consacrée à sa troisième période créatrice, que j’ai nommée Période rose. En voici la suite.
http://antoine-ouellette.blogspot.ca/2016_02_01_archive.html


6. PÉRIODE ROSE (1773 à 1784) / Deuxième partie


Dans le précédent article de cette série consacrée à Joseph Haydn, j’avais donc abordé la musique instrumentale de la Période rose, une période boudée par les musicologues mais tellement à tort que je dois lui consacrer deux articles : le présent poursuit donc avec la musique vocale car, durant cette période, Haydn a reçu la demande de son patron de composer et de diriger des opéras. En grand nombre! 

Des opéras méritant bien mieux
Très honnêtement, je ne crois pas que ses opéras appartiennent aux oeuvres essentielles de Haydn - mais je suis mauvais juge puisque je n'aime pas particulièrement l'opéra. Ils mériteraient cependant d’être plus souvent montés, mais ils sont comme atteints d’une malédiction : les «experts» en parlent en mal, souvent sans même les avoir écouté, et pourtant ils obtiennent beaucoup de succès lorsqu’ils sont présentés. Ce n’est pas sans raisons : une orchestration mobile, des airs magnifiques, de l’énergie autant que de la poésie ou de l’humour, des éléments fantastiques et des bouffées d’émotions... Ceux de la Période rose ne sont pas les premiers que Haydn a composés mais, à partir de 1773, ils se suivent en succession rapide – surtout qu’il s’agit d’œuvres durant au moins deux heures, sauf exception :
1773 L’infedelta delusa (L’infidélité déjouée)
1775 L’incontro improviso (La rencontre imprévue)
1777 Il mondo della luna (Le monde de la lune)
1778-79 La Vera costanza (La vraie constance)
1779 L’isola disabitata (L’île déserte)
1780-81 La Fedelta premiata
1782 Orlando Paladino
1783-84 Armida
 
Des coffrets colorés de l'édition vinyle du cycle d'opéras de
Haydn dirigés par le chef hongrois Antal Dorati. Ce cycle réédité
en CD comportait plusieurs premières mondiales
discographiques, et il demeure une référence.
Au bout du compte, j’ai beaucoup de difficulté à cerner ce qui leur est reproché. La faiblesse des livrets? Seul celui de La Fedelta premiata est trop confus (mais avec une musique superbe), alors que les autres sont bien focalisés et certains sont d’ailleurs très simples. Celui d’Il mondo della luna est de Carlo Goldoni, un auteur majeur, alors que celui de L’isola disabitata  vient de Métastase, un autre auteur important. J’ai lu que les récitatifs seraient trop longs dans Il mondo della luna mais, en fait, ils y sont moins envahissants que ceux de Don Giovanni de Mozart. Armida aurait peut-être gagné à inclure des chœurs afin d’accentuer son caractère épique mais, de chœurs, il n’y en avait pas à Esterhazy : Haydn a donc d’autant mieux soigné la dimension psychologique du drame. On reproche à Haydn de manquer d’instinct théâtral, mais en fait ses opéras n’en ont ni plus ni moins que ceux de son temps. À ce sujet, l’auditeur d’aujourd’hui doit accepter un trait récurrent dans les opéras du 18e siècle, à savoir la distinction nette et l’alternance entre récitatifs et airs. Surtout dans les comédies, les récitatifs ne sont accompagnés que par le clavecin et un violoncelle (ou une contrebasse). Ces sections se déroulent en rythme verbal et c'est là que les personnages interagissent le plus entre eux. Dans les opéras «sérieux», les récitatifs sont plus souvent accompagnés par l’orchestre comme, chez Haydn, dans L’isola disabitata, le plus bref de ses opéras et dans lequel il n’y a que quatre personnages échoués sur une île déserte. Autrement, les ensembles vocaux avec orchestre interviennent habituellement au début et surtout à la fin des actes. Ces finales sont très développés dans certains opéras de Mozart, mais ceux, par exemple, de La Vera costanza n’en sont guère éloignés, en dimension et en richesse musicale.
On trouve des duos, des trios, voire des quatuors vocaux dans presque tous les opéras de la Période rose. Sur ce plan, le premier en date, L’infedelta delusa, est le moins généreux. Le second des deux actes n’est fait que d’alternance de récitatifs et d’airs solistes, alors que l’action aurait nécessité des ensembles. Le livret n’en prévoyait pas et Haydn a laissé les choses ainsi, ce qui est dommage puisque le premier acte est mené tambour battant. Il paraît néanmoins que ce serait l’opéra le plus souvent monté du groupe, mais j’ai l’impression qu’il a été devancé par d’autres ces dernières années, à commencer par Il mondo della luna.

Méliès: Le voyage dans la lune (Film; 1902)
Le deuxième opéra de la série, L’incontro improviso, est nettement mieux conçu. C’est une comédie «à la turque» avec une dimension humaniste. Il mondo della luna est une œuvre parfaitement accomplie, musicalement et dramatiquement, de même qu’un régal pour les yeux avec son (faux) monde fantastique lunaire. À partir de La Vera costanza, des éléments graves prennent une place de plus en plus importante. Cet opéra de même que La Fedelta premiata et plus encore Orlando Paladino (autre réussite incontestable) sont donc des opéras mi-comiques mi-sérieux. La comédie est absente de l’opéra de chambre L’isola disabitata de même que dans Armida (un chef d’œuvre en dépit de l’absence de chœurs). 


 
 
 
SUR YOUTUBE: l'opéra Orlando Paladino, au complet avec mise en scène (bizarre et décors étranges!), sous-titres en français; sous la direction de René Jacobs.

Pour un synopsis (en anglais):  https://en.wikipedia.org/wiki/Orlando_paladino

Au sujet du poème qui a inspiré l'opéra: https://fr.wikipedia.org/wiki/Orlando_furioso


Finalement, j’ai l’impression que c’est uniquement le fait d’associer Haydn à l’opéra qui déstabilise des commentateurs trop rigides dans leurs préjugés. Je cède ici le crachoir au chef autrichien Nikolaus Harnoncourt qui en a dirigé et enregistré plusieurs. Lors d’une entrevue (Classica, mai 2009, p.38), l’intervieweur lui dit : «Le public de la Philharmonie de Berlin a acclamé votre interprétation d’Orlando Paladino [opéra de Haydn]. Les opéras de Haydn ont pourtant mauvaise réputation». Réponse : «C’est en effet très étrange. On ne les programme jamais au concert et encore moins dans les théâtres. Je ne me rappelle pas en avoir vu un à l’affiche du Staatsoper de Vienne. Ils souffrent, comme l’œuvre entière de Haydn, d’un lourd préjugé. Bien évidemment, le surnom de «Papa Haydn» a gravement porté préjudice au compositeur. Mais il faut également reconnaître que ses opéras ne se distribuent pas facilement. Il y a presque toujours, dans chacun d’entre eux, un rôle quasiment impossible à attribuer, faute de chanteur. Ainsi, dans L’Infedelta delusa, le ténor doit atteindre le do aigu, dans un style tout autre que celui de Rossini bien sûr, mais aussi descendre jusqu’au si bémol. La basse doit évoluer entre le fa grave, ce qui en fait un voisin de Sarastro de La flûte enchantée de Mozart, et monter jusqu’au la, limite souvent supérieure de bien des ténors!».
Intervieweur : «Haydn fait en plus l’objet d’une inévitable comparaison avec Mozart sur le terrain de l’opéra. Et il perd toujours!» Réponse : «Oui, mais cela n’a aucun sens, car il ne faut pas les approcher de la même façon. La collaboration de Mozart avec Da Ponte a épuisé les possibilités du genre [Je rappelle que les opéras de Haydn sont antérieurs à cette collaboration]. Il leur était impossible d’aller au-delà des trois opéras qu’ils ont réalisés ensemble [Les noces de Figaro, Don Giovanni, Cosi fan tutte]. Ce fut une rencontre unique. Haydn et Beethoven n’ont pas eu le même bonheur». Harnoncourt a aussi ce commentaire général très éclairé : «Trop souvent, on croit les symphonies de Haydn faciles à jouer et on les répète à peine. J’ai travaillé 17 ans dans un orchestre. Je me souviens très bien que nous jouions régulièrement ces symphonies en début de programme… en les déchiffrant! Aujourd’hui, lorsque je les dirige, je prends beaucoup de temps à les préparer avec l’orchestre, à comprendre pourquoi il y a une modulation ici et pas là, pourquoi Haydn demande un silence… C’est une musique extrêmement construite dont il faut saisir tous les principes. Ne la considérer que comme légère et facile à jouer est une très grave erreur». Et toc dans le mille : trop d’interprètes ne savent quoi faire de cette musique. 

L'Oratorio caché
Mais la noix la plus dure à casser de la période rose est Le retour de Tobie (Il ritorno di Tobia), l’oratorio «caché» de Haydn, le plus long aussi (près de trois heures). Chantée en italien et basée sur le Livre de Tobie de l’Ancien Testament de la Bible, l’œuvre se déroule en temps réel. Tobit, aveugle, et Anna s’inquiètent de l’absence anormalement prolongée de leur fils Tobie, parti à la demande de son père pour recouvrer une somme d’argent prêtée à un ami, Ragouël. Un étranger arrive alors, Azarias (l’Archange Raphaël), qui leur raconte que Tobie a dû lutter contre un monstre marin, qu’il a épousé Sarah, fille de Ragouël, mais qu’il est maintenant sur le chemin du retour. Tobie et Sarah arrivent enfin, et Tobie guérit son père de sa cécité avec le fiel prélevé sur le monstre marin. C’est tout pour l’histoire qui, je le répète, se déroule en temps réel avec une grande profondeur psychologique. L’oratorio se découpe en deux parties qui se concluent toutes deux avec un chœur, alors qu’un autre chœur suit l’ouverture orchestrale – des chœurs de durée importante et d’une écriture souvent dense. Les airs (Arias) sont développées, souvent virtuoses, et ponctués de vertigineux sauts d’intervalles, avec des «cadences» - moments où l’orchestre se tait pour laisser la chanteuse ou le chanteur déployer sa voix dans des traits vocalisés. J’aime particulièrement l’air de Raphaël, Anna, m’ascolta!, de la première partie où, vers le milieu, la soprano (oui, l’Ange est chanté par une femme) se lance dans une superbe vocalise, suivie par un passage orchestral magnifique et ému : grand, très grand danger pour moi de me mettre à écouter cette merveille en boucle indéfiniment! Les récitatifs, moments où les personnages interagissent, sont encore plus développés et presque toujours accompagnés par l’orchestre.

Un champion de Haydn! Outre son cycle d'opéras, Dorati
a signé une intégrale des symphonies (toujours disponible)
et des enregistrements de ses oratorios.
Toutes ces composantes exigent du public un grand effort d’attention. Aujourd’hui, mais déjà à l’époque, car cet oratorio s’inspire de l’opera seria, un genre alors déjà rendu sur ses derniers milles. Composé en 1774-75, l’oratorio fut révisé en 1784 pour une reprise à Vienne. Pour l’occasion, Haydn ajouta deux superbes chœurs (un au milieu de chaque partie), et coupa à la tronçonneuse dans les vocalises des Airs (mais très peu dans les Récitatifs). En faisant cela, Haydn a appliqué à sa propre musique la médecine qu’il appliquait aux opéras d’autres compositeurs qu’il dirigeait! Bien que déroutante, l’œuvre fut donnée en d’autres occasions du vivant de Haydn. Elle connut cependant une longue éclipse après et, pour l’essentiel, il faudra attendre le chef hongrois Antal Dorati pour la faire revivre et pour l’enregistrer. Peu d’autres versions en existent sur CD, sinon celle, exemplaire, de Andreas Spering (Naxos), avec un orchestre et des chœurs superbes et des solistes remarquables qui semblent se rire des terrifiantes difficultés techniques de la partition : de toute beauté. Comme Dorati l’avait fait, Spering a choisi la première version (la plus longue : joie!) en lui ajoutant les deux chœurs de 1784 (pour prolonger le plaisir!). Cette formule est idéale mais, si l’œuvre est chère aux fans du compositeur, elle demeure une expérience musicale déstabilisante. Cela dit, elle vaut l’effort. L’orchestre compte parmi les plus fournis qu’a utilisé Haydn : 2 flûtes, 2 hautbois, 2 cors anglais (instrument qu’affectionnait Haydn), 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes, timbales, clavecin et cordes. Dans l’air de Sarah de la deuxième partie, dix instruments à vents dialoguent avec la voix chantée, moment unique! En fait, Le retour de Tobie, c’est ça : une grande enluminure autour d’une histoire. Les vocalises deviennent ici des touches d’or sonore.
Le retour de Tobie surpasse les opéras et, pour ma part, c'est une oeuvre que je réécoute toujours avec grand plaisir. Cela dit, je ne la recommanderais pas à qui désire s'initier à Haydn. Parce qu'il s'agit d'une oeuvre paradoxale, à la fois conventionnelle (les conventions de l'opera seria) et expérimentale, précisément parce que ces conventions sont poussées à leurs limites. Mais elle comblera qui a déjà compris le compositeur. 

Sonates fantaisistes

Haydn par Jeno Jando: fortement recommandé!
Je termine avec un retour sur la musique instrumentale. La période rose fut une période faste pour les sonates pour piano puisque Haydn en a composé pas moins de 25! Comment ne pas avoir le coeur plein de joie à l'écoute de cette musique? Par exemple, le Finale quasi jazzé de la Sonate #39 (Ré majeur), ou le premier mouvement de la Sonate #48 qui respire le bonheur...  
(https://www.youtube.com/watch?v=UGbGND3UzvU interprétée par Jeno Jando)
Trois sonates sont en mineur, les #47 (si mineur), #49 (do dièse mineur, une tonalité très rare) et #53 en mi mineur, ma préférée avec un premier mouvement «carrousel» et un Finale déjà proche de Schubert. Comme dans les symphonies, les mouvements sont souvent très beaux, comme celui poétique de la Sonate #38 (Fa majeur). Mais certaines sonates ne comptent pas de mouvement lent, qui se trouve alors remplacé par un menuet. En général, l’écriture tire profit d’un instrument dont le registre est moins étendu que celui du piano moderne, et dont la sonorité est plus légère. Donc Haydn fait sonner son piano avec légèreté, et l’écriture peut sembler dépouillée sur papier. Les textures se limitent souvent à deux voix, avec peu de grands accords et peu de basses redoublées. Cet extrait du mouvement lent de la Sonate #45 (La majeur) superpose une mélodie ornementée (l’ornementation permettant de donner une plus grande résonance à l’instrument) avec une basse presque sèche qui semble venue du style baroque.
Mais en fait, cette musique n’est pas du tout austère car Haydn traite le clavier avec fantaisie. Dans l’extrait suivant du premier mouvement de la Sonate #44 (Fa majeur), la deuxième mesure montre des notes isolées, éclatées, qui sautent d’un registre à l’autre. La mesure suivante donne la réplique avec des petits tourbillons contenant des quadruples croches! 

Source des images: Wikipédia (pour le timbre et Méliès: Domaine public PD-US), sites commerciaux (pour les pochettes de disques).